L’Éléphant et la baleine

Cimes 3/10/1946

 

La question de Trieste est à l'ordre du jour depuis quelques mois. Dans la préparation de la paix, elle a soulevé les plus grosses difficultés.

Ce n'est pas que le sort même de cette ville préoccupe beaucoup de chancelleries. Mais Trieste se trouve très exactement au point de démarcation des influences russes en Europe. Ce n'est pas le sort de Trieste, le vrai problème, mais de savoir si l'influence russe s'étendra jusqu'à la Méditerranée ou s'arrêtera en deçà. Telle est l'explication de ces interminables discussions et de ces rencontres mystérieuses. Telle est l'origine aussi des hésitations russes. L'URSS se demande si elle doit récompenser la Yougoslavie de lui être obstinément fidèle, ou tâcher, au contraire, de gagner l'Italie par un bienfait.

Trieste n'est donc qu'un épisode de cette rivalité séculaire qu'on a appelé « la lutte de l'éléphant contre la baleine ». La Méditerranée est à l'Empire britannique ce que le cœur est au corps humain.  C'est la grande ligne des échanges impériaux, la fameuse route des Indes. Par contre, la Russie est comme enfermée derrière des mers intérieures.

La Sibérie n'est pas mieux partagée. D'où l'effort constant de la diplomatie tsariste, puis de la diplomatie soviétique de gagner la mer libre.

En Méditerranée, ces deux politiques fondamentales de l'Angleterre et de la Russie se sont heurtées depuis deux siècles. Elles se heurtent plus que jamais aujourd'hui. Pour atteindre la Méditerranée, l'URSS pousse ses pions de divers côtés : vers Alexandrette, par les Détroits, vers Salonique et la mer Égée, enfin vers Trieste et l'Adriatique.

La diplomatie russe est à la fois très ferme dans ses buts et très simple dans ses moyens. Quand elle essuie un « non » sur un point, elle ne s'obstine pas, mais fonce d'un autre côté, marchandant en fait son recul momentané de quelques profits qui, les uns s'ajoutant aux autres lui permettent un constant progrès.

L'opposition entre la Grande-Bretagne et l'URSS pour dominer la Méditerranée est d'autant plus vive à notre époque que la Grande-Bretagne rencontre d'autres difficultés : l’Égypte ne veut plus que les troupes anglaises stationnent sur son territoire. Arabes et Juifs se querellent en Palestine, créant une situation dangereuse aux abords mêmes du canal de Suez. Il en résulte une irritabilité plus grande du Foreign Office, qui croit voir la main de l'URSS dans ces difficultés.

Ce n'est donc pas en soi que l'affaire de Trieste a une telle importance politique, mais comme l'expression d'un des principaux problèmes qui se posent aujourd'hui : qui dominera demain la Méditerranée orientale, c'est-à-dire la route des Indes ?